Marie Girard, La Vie
« René Girard n’aura pas connu l’épisode tragique que toute son œuvre permettait de penser »
Il y a cinq ans, le 4 novembre 2015, René Girard était enlevé à l’affection des siens. Il vécut ses derniers jours dans son antre de la Silicon Valley qu’il avait transformée en petit îlot avignonnais. On peut encore y retrouver les beaux volumes hérités de son père et maître Joseph, qui fut conservateur du Palais des Papes.
Dix jours après sa mort, on entendait des tirs de Kalachnikov en plein cœur de Paris. La France vivait en direct la tuerie du Bataclan. Encore quelques jours, et des troupes d’élite donnaient l’assaut à deux pas de la basilique Saint-Denis. Souvenirs inséparables : René Girard, le penseur de la violence et du sacré, n’aura pas connu l’épisode tragique que toute son œuvre permettait de penser. Dans Achever Clausewitz, il écrivait : « Le verrou du meurtre fondateur, levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence planétaire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert. Car nous savons désormais que les boucs émissaires sont innocents. La Passion a dévoilé une fois pour toutes l’origine sacrificielle de l’humanité. Elle a défait le sacré en révélant sa violence » (éd. Carnets Nord, 2007, p.12).
Grâce à René Girard, nous savons qu’à la fondation de toute culture humaine, il y a un meurtre.
Désormais, on sait que « ce que les hommes peuvent faire de mieux dans l’ordre de la non-violence, c’est l’unanimité moins un de la victime émissaire » (La Violence et le Sacré, in De la violence à la divinité, Grasset, 2007). On sait désormais que le religieux, avec son cortège de rites et d’interdits, est fils de la violence – et non la violence fille du religieux. Désormais, on sait que le christianisme est la sortie du religieux archaïque. Désormais nous savons que le religieux ne peut plus être l’âme du politique, celle qui soude une communauté. Il n’est plus possible d’avoir de bouc émissaire la conscience tranquille.
Le politique et le religieux serrent les dents, s’empêchant d’en désigner seulement l’ombre d’un seul. Mais René Girard disait aussi ceci : « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a. Apprendre qu’on en a un, c’est le perdre à tout jamais » (Achever Clausewitz, p.17). L’œuvre de René Girard est une apocalypse, un dévoilement. Elle est une empêcheuse de sacrifier en rond.
Nous cherchons une issue, plus redoutable que tout ce que l’humanité a connu : nous désignons un être, un groupe, et croyons en sa culpabilité infinie. Ainsi débarrassé de son statut de victime, son meurtre ou sa mise à l’écart pourra satisfaire notre bonne conscience. Notre violence décuplée par la perfection technique de nos armes risque fort d’accoucher d’une parodie de religieux, un religieux sans rite et sans interdit assumés : la violence sans le sacré. Répétons-le : « Le verrou du meurtre fondateur, levé par la Passion, libère aujourd’hui une violence planétaire, sans qu’on puisse refermer ce qui a été ouvert. »
Mais il y a une autre voie, bien meilleure : « L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance. Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens. L’espérance n’est possible que si nous osons penser les périls de l’heure » (Achever Clausewitz, p.16).
Cher René. Nous, votre famille, vos amis, vos lecteurs, réunis autour de votre mémoire et de celle de votre père Joseph, nous voudrions aujourd’hui vous rendre un hommage sincère.
Tout d’abord à vous, père, oncle et ami, dont on raconte encore à quel point vous saviez faire rire en imitant, sans méchanceté aucune car avec toujours beaucoup finesse, la boulangère ou le mécanicien.
Mais aussi, à vous, penseur, qui avez passé la plus grande partie de votre vie avec un livre et un crayon dans les mains en écoutant Schubert ou Wagner. À vous qui avez pensé tant de temps à travailler, à lire, à ruminer, à méditer pour donner au monde une œuvre exceptionnelle.
À vous qui avez toujours refusé d’être la tête de fil d’une école ou d’un courant d’idées. Votre œuvre ne laisse pas un plan d’action en faveur de la non-violence, elle est seulement une clé incroyable de compréhension de nous-même et des rapports humains.
Dans un monde qui s’abime à force de vouloir se réparer et se protéger, dans un monde qui s’imagine qu’il faut tout savoir pour tout prévoir pour tout pouvoir, vous nous laissez en héritage votre humilité, votre sourire plein de bonté et d’ironie, votre accent chantant d’Avignon dont vous ne vous êtes jamais départi.
Vous nous laissez une bibliothèque composée d’ouvrages entièrement recouverts de vos notes personnelles.
Mais surtout vous nous laissez des amis et vous nous laissez Mensonge romantique et Vérité romanesque.
« L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance »