« Pour René Girard, l'Occident doit renouer avec ses racines tragiques » Benoît Girard, Le Figaro
Notre époque aime à se payer de mots. Comme ces vieux navires qui ont trop longtemps sillonné les océans, il n’est pas jusqu’aux plus majestueux fleurons de notre vocabulaire que le sel de la mode n’ait fini par transformer en signifiant creux. Le mot « tragique » figure parmi les plus fameux éclopés de cette corrosion verbale. De pandémie en réchauffement climatique, de violence sociale en terrorisme, d’Ukraine en « choc des civilisations » : partout s’annonce et se célèbre son « retour ». Dire d’une situation qu’elle est dramatique passerait pour trivialement descriptif. La qualifier de tragique nous donne l’impression d’en épuiser la signification.
Selon René Girard, rien n’est plus « anti-tragique » que la façon dont la modernité occidentale se représente les héros de la tragédie grecque. Dans notre imaginaire collectif, ils se présentent comme des personnages que déchire une fatalité implacable et qui sont capables de sacrifier leur vie à une juste cause. Or, c’est là précisément ce que la tragédie a de moins tragique. Le vrai tragique ne se déploie pas dans le caractère dramatique du dénouement final. Il se donne à lire dans la situation initiale : le moment où « les différences se perdent », où « l’ordre culturel se dissout », où les accusations s’échangent de manière symétrique et où le poète nous laisse soupçonner que « loin d’être la vérité qui tombe du ciel pour foudroyer le coupable et éclairer tous les mortels, la conclusion du mythe n’est que la victoire camouflée d’un parti sur un autre, le triomphe d’une lecture polémique sur sa rivale ». Le dénouement final, où nous croyons déceler le point culminant de la tension tragique, est au contraire le moment où le poète « se dérobe ». Œdipe est bien coupable mais il « ne l’a pas fait exprès ».
Nous autres, modernes, avons pu longtemps nous croire à l’abri de ces contingences archaïques. Non seulement le savoir sur la violence que nous avons hérité du christianisme nous a permis de survivre à un degré d’indifférenciation qu’aucune autre société avant nous n’aurait pu supporter, mais le libre jeu de la concurrence et l’effritement de tous les interdits nous ont ouvert la perspective d’un développement scientifique et économique sans précédent. Malheureusement, faute de vivre en vérité la révélation dont nous sommes dépositaires, nous avons renoué avec l’acception archaïque du sacré, que nous nous sommes contentés de moderniser. Certes, nous ne repoussons plus la violence à nos marges par des sacrifices offerts à nos anciennes victimes divinisées. Mais nous la laissons planer au-dessus de nos têtes sous la forme d’un armement technologique qui menace à tout moment la survie de l’humanité. C’est pourquoi René Girard définit la modernité occidentale comme « un pouvoir de s’installer dans une crise sacrificielle toujours aggravée ».
Ce n’est donc pas le retour du tragique qui nous menace mais son absence. Renouer avec le tragique, c’est affirmer que « les hommes répugnent à admettre que les raisons sont les mêmes de part et d’autre, c’est-à-dire que la violence est sans raison ». C’est se rappeler que « la tragédie commence là où s’effondrent ensemble et les illusions des partis et celles de l’impartialité ».
En donnant à la revue qu’elle s’apprête à lancer pour le centenaire de la naissance de René Girard le nom d’Antigone, la Société des Amis de Joseph et René Girard a conscience de s’installer au cœur du grand malentendu contemporain. Mais elle assume ce choix comme fidélité à la méthode girardienne : faire de l’étude de nos méconnaissances l’archéologie d’un savoir en devenir.
La convocation d’Antigone ne doit pas s’entendre seulement comme une valorisation de l’objection de conscience face aux prétentions d’un État qui serait tenté de redevenir totalitaire. Le conflit d’Antigone et de Créon n’est pas rapporté par Sophocle comme une guerre entre le bien et le mal, comme un choc des civilisations avant l’heure, mais comme un glaive fiché au cœur de chacun d’entre nous : « Simone Weil (…) a mis l’accent sur le vers prodigieux que Sophocle met dans la bouche de son héroïne et qui énonce la vérité de la cité des hommes. Ce vers (…) signifie littéralement : “Non pour haïr ensemble mais pour aimer ensemble je suis née”. La cité des hommes n’est un aimer ensemble que parce qu’elle est aussi un haïr ensemble et c’est ce fondement de haine qu’Antigone, comme le Christ, amène au jour pour le répudier ».
L’objection d’Antigone à Créon n’a jamais été aussi actuelle. La crise sacrificielle n’est plus cette réalité impalpable qui « glisse entre les mots ». Elle est la situation depuis laquelle nous parlons, qui par conséquent se révèle à nous comme elle avait déjà commencé à se révéler à Sophocle, et qui nous condamne à l’alternative suivante : dire la vérité et accéder à la réciprocité sur le mode de la fraternité authentique ; ou bien persister à ne pas la dire et ne plus pouvoir retarder longtemps le déchaînement d’une violence que nous n’arrivons plus à retenir que sous la forme technologique de la bombe nucléaire. L’apocalypse n’est pas une punition divine. Elle est, au terme d’un cheminement historique, alors que nous avons toutes les cartes en main et qu’il n’y a plus, entre nos mots et le réel, l’écran protecteur du sacrifice, le moment où nous ne pouvons plus nous dérober à nos responsabilités.
« Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens », dit René Girard. C’est quand cesse le ressentiment qu’apparaît le tragique. Et c’est là où finit l’espoir que surgit l’espérance.
Ce n’est donc pas le retour du tragique qui nous menace mais son absence. Sophocle nous rappelle avec Antigone l’alternative à laquelle nous sommes condamnés : dire la vérité et accéder à fraternité authentique ; ou bien persister à ne pas la dire et ne plus pouvoir retarder longtemps le déchaînement d’une violence que nous n’arrivons plus à retenir.